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Marie-Céline de la Présentation
Marie-Céline de la Présentation
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30 octobre 2020

Fleur du Cloître - 18

Chapitre dix-huitième

Béni trépas

 

« Ah ! Les Anges viendront me prendre

Sur mon pauvre lit de sarments ;

Ils mettront fin à mes tourments,

Ce matin j'ai cru les entendre…

 

Voici la fin de mes combats.

La terre n'est point ma demeure.

On m'honore : il faut que je meure !...

J'ai rempli mon rôle ici-bas… »

(Sainte Germaine, poème par les Pères Comire et Tustes)

 

Cependant, le mieux factice qui nous avait donné une lueur d'espoir disparut bientôt et, tandis que mai offrait à la nature ses sourires et ses fleurs, Jésus offrait à son épouse mourante le calice des dernières douleurs. A partir de la fête de l'Invention de la Sainte-Croix, ses souffrances devinrent terribles et c'était d'un instant à l'autre que nous nous attendions à la voir prendre son essor vers le lieu de son éternel repos.

La toux était continuelle, la fièvre la dévorait, des crampes de poitrine la torturaient... l'oppression provoquait des crises d'étouffement qui étaient un vrai supplice, mais Marie-Céline s'étouffait en souriant… Un jour, prenant la main de notre Très Révérende Mère Abbesse, elle lui dit joyeusement : « Pendant votre absence, je m'étouffais et je croyais ne plus pouvoir respirer du tout... » et le ton de joie avec lequel elle racontait ses crises disait le bonheur qu'elle eût éprouvé à être étouffée tout de bon si c'eût été la volonté de Dieu... oh ! ce dernier soupir, qu'il lui tardait de le rendre !... « Surtout qu'on ne pleure pas quand je mourrai, répétait-elle souvent, cela troublerait ma joie !... »

Pendant son noviciat, Marie-Céline s'était souvent écriée : « Je ne veux pas être une moitié de religieuse » et, ne faisant rien à demi, elle était devenue une religieuse complète... Rien ne semblait plus manquer à cette perfection acquise en si peu de temps... Marie-Céline était devenue céleste ; selon l'énergique langage de saint Augustin, il semblait qu'elle eût au milieu de la chair quelque chose qui n'était pas de la chair et qui tenait de l'ange plutôt que de la nature humaine... L'âme dominait l'infirmité du corps et son amour montait droit vers Jésus « comme une légère flamme qui s'élève d'un encensoir embaumé ». Pas une plainte ne s'échappait de ses lèvres, pas une impatience ne lui faisait rompre ce silence de paix dans lequel elle avait vécu et dans lequel elle devait mourir. Un jour qu'elle avait dû souffrir des conséquences d'un oubli involontaire, je lui demandais pourquoi elle n'avait pas parlé : « Je suis Clarisse, répondit-elle, et je ne dois plus m'écouter ; ne faut-il pas que je me mortifie ? Une religieuse ne doit pas réclamer et se plaindre comme peuvent le faire les personnes du monde ».

Chaque fois qu'on lui demandait si elle voulait passer de son lit dans sa chaise longue, se rafraîchir ou prendre tout autre soulagement, elle répondait invariablement : « Je ne dois rien décider : consultez mes Révérendes Mères : elles ont grâce pour savoir ce qu'il faut que je fasse. Tout se fera comme elles le voudront ». Un jour, je lui demandais son avis au sujet d'un objet pieux et charmant qu'on venait de lui offrir et que nous lui proposions d'envoyer, en souvenir d'elle, à une bienfaitrice du Monastère... elle me regarda avec une expression de douloureux étonnement : « Comment, me dit-elle, vous, ma Mère, qui êtes Mère Maîtresse, vous me demandez mon avis ? Les Supérieures doivent agir sans consulter les inférieures... L'autorité ne doit-elle pas commander et moi ne dois-je pas obéir ? » Et me tendant l'objet en question qu'elle tenait entre ses mains, elle me le remit avec une joie qui témoignait de son immense amour pour l'obéissance. Elle me rappela alors ce mot profond d'un saint religieux de notre Ordre s'offensant saintement de ce que son Supérieur le priait de remplir un emploi : « Les Supérieurs commandent, ils ne demandent pas !... »

Nos Sœurs tourières eurent le bonheur de l'entrevoir quelques semaines avant sa mort, un jour qu'on l'avait descendue sous les cloîtres pour y respirer le grand air. « N'avez-vous rien à dire à nos bonnes Soeurs ? » lui dis-je. Elle se recueillit un instant, puis elle leur dit simplement : « Mes Sœurs, obéissez toujours à nos Révérendes Mères et ne leur faites jamais de peine », puis elle retomba dans son silence habituel…

Son amour de la pauvreté n'était pas moindre que son amour de l'obéissance : le Noviciat étant venu rendre visite à la chère malade, les novices causèrent du beau jour de sa prise d'habit. L'une d'elles rappela que, quelques jours auparavant, elle avait porté en la solennité de sa vêture « le voile de Sœur Céline ». Elle appelait ainsi le grand voile blanc qu'on avait offert à Marie-Céline le 21 novembre. La douce malade me dit en gémissant : « Ô ma mère, combien cela m'attriste d'entendre dire : le voile de Sœur Céline… Vous savez bien que je n'ai rien, plus rien... que ce voile n'est pas à moi ». - « Tranquillisez-vous, lui dis-je, c'est la dernière fois qu'on parlera ainsi... Désormais nous appellerons ce voile : le voile de tout le monde !! » - « C'est cela, ma Mère, reprit-elle, oui... le voile de tout le monde... je n'ai rien, plus rien… »

Il fallait deviner les goûts et les répugnances de son pauvre estomac ; elle cachait si soigneusement les uns et les autres qu'elle n'en laissait rien paraître, et répondait toujours par le plus gracieux merci à tout ce qu'on lui proposait : peu lui importait de souffrir, beaucoup lui importait d'être vraie pauvre jusqu'au bout... Bien souffrir ou bien se sanctifier lui semblait tout un. Citons ici le témoignage d'une religieuse qui la comparait à « un ange aux prises avec la souffrance ».

« Durant les nuits que j'ai veillé Sœur Céline, écrit-elle, j'ai toujours admiré son calme inaltérable, sa douce et tranquille patience. Même dans les moments de crises aiguës, alors que survenaient des quintes de toux violentes, douloureuses et prolongées, la sainte petite malade savait trouver dans son amour pour Dieu le secret de garder son angélique douceur et son silence de parfaite résignation. Jamais le moindre indice de contrariété, jamais la moindre plainte ne s'exhalait de ses lèvres tranquilles, sur lesquelles s'était, pour ainsi dire, acclimaté un sourire céleste. Parfois, la contemplant dans cet état qui me semblait tenir plus du céleste que de l'humain, je me disais, ravie d'admiration : Un ange aux prises avec la souffrance ne pourrait être plus admirable que ne l'est cette enfant sur son lit de douleur.

« Comme vous souffrez, chère Sœur, lui disais-je parfois dans ces moments de crises ou lorsqu'elles s'étaient calmées, et qu'il est pénible de n'avoir rien qui puisse au moins vous soulager !… » Et la chère patiente de répondre avec un calme parfait et un angélique sourire : « Oh ! mais ne vous désolez pas... Le bon Dieu veut que je souffre... et s'il permet que rien ne me soulage, moi, je ne veux pas qu'il en soit autrement... Au moins voudrais-je bien souffrir... souffrir très bien ». Ensuite elle ajouta naïvement que l'heure était venue pour elle de mettre en pratique ce qu'elle s'était mêlée un jour de vouloir prêcher à son père et de mettre en pratique aussi ce que son père lui avait répondu à ce sujet. - « À votre père qui est si bon chrétien, lui dis-je, qu'osiez-vous bien lui prêcher ? Vous allez bien au moins me résumer ce sermon, bonne petite Sœur, voyons, que lui disiez-vous à ce cher papa que vous devez pratiquer maintenant ? » - « Oh ! Le sermon n'est pas long, répliqua-t-elle gentiment. Je lui disais tout simplement : « Vois-tu, papa, le salut n'est pas si difficile qu'on veut bien le dire : pour gagner le ciel, il n'y a qu'à souffrir... Et n'est-ce pas vraiment cela ? » ajouta Sœur Céline en se tournant vers moi d'un air absolument convaincu. Mais le père compléta de lui-même la version, car Sœur Céline ajouta qu'il avait répondu par ces mots : « Oui, souffrir, mon enfant, mais tu devrais ajouter bien souffrir ». La réponse était digne des paroles qui l'avaient provoquée !… Bien souffrir ! C'était ce que faisait Sœur Céline.

« Elle est admirable », dit un jour notre docteur M. Cazeneuve, en sortant de cette petite infirmerie où Marie-Céline, calme et paisible dans sa chaise longue, lui avait fait des adieux qu'elle croyait être les derniers. « Monsieur, lui avait-elle dit, je ne pense pas vous revoir, je vous dis adieu, je vous remercie des soins si dévoués que vous m'avez donnés depuis si longtemps. Croyez que je n'oublierai pas vos bontés : au Ciel, je prierai pour vous ».

C'était Dieu Lui-même qui soutenait notre chère crucifiée et l'aidait à si bien souffrir... Plusieurs fois la semaine, Jésus-Hostie sortait de son Tabernacle de bois et venait réjouir son âme. Quels jours de fête que ces jours de Communion ! En l'honneur du Lys des vallées, tout semblait en fleurs autour de Marie-Céline ; dans le cloître, à l'infirmerie, c'était un épanouissement général de l'incomparable mois des roses auquel répondaient les sourires de cette vierge en fleurs. Dans les pages charmantes d'une lettre intime, une âme de prêtre et de poète écrivit à ce sujet des lignes que nous nous reprocherions d'omettre. Ces pages sont comme la poétique photographie du cloître de l' Ave-Maria, au moment où Sœur Marie- Céline s'y mourait du céleste amour :

« Sainte clôture du Monastère, ah ! le monde ne vous connaît pas ! Il ne sait pas que vous êtes l'asile du vrai bonheur, autant que le bonheur est possible sur la terre. Il ne sait pas qu'en vous réside la paix, la paix la plus profonde, la paix véritable, la paix qui surpasse tout sentiment. Il faut vous avoir vue de près pour vous deviner, il faut, sainte clôture, vous avoir franchie, ne fût-ce qu'un instant, pour soupçonner vos chastes et ineffables ivresses.

Sainte clôture, vous êtes le jardin des délices, le nouveau paradis terrestre, parce que vous êtes à l'abri du trouble et de l'agitation, loin du souffle pernicieux du monde. La grâce céleste circule perpétuellement dans vos silencieuses enceintes comme la brise d'un printemps éternel. Avec l'Épouse des Cantiques, vous pouvez dire, heureuses cloîtrées : Surge aquilo, et veni auster, perfla hortum meum et fluant aromata illius. Retirez-vous, aquilon, venez, ô vent du midi, soufflez de toutes parts dans mon jardin et que les parfums en découlent.

Sainte clôture, vous êtes presque à la lettre le vestibule du Ciel. Du cloître au Ciel, il n'y a qu'un pas.

Il ne m'a pas été possible de traverser votre cloître béni sans en apercevoir les blanches arcades que tapissent de gracieux enlacements de clématites et de roses, au milieu desquelles les oiseaux chantent, avec vous, les louanges de Dieu. Hortus conclusus. Suave jardin aussi, l'humble cellule où Sœur Céline repose. Des fleurs, partout des fleurs, sur les tables, sur les murailles ! Flores apparuerunt in terra nostra. Délicate attention ! C'est pour mieux recevoir Celui qui demeure et se nourrit parmi les lys, qui pascitur inter lilia.

Gracieux parterre aussi, l'humble couchette de la malade que vous parsemez, que vous enguirlandez de roses. Lectulus noster floridus, dit l'épouse des saints livres. Ah ! Je comprends. Comme cette épouse mystique, notre fiancée de Jésus, épuisée, mourante de faiblesse, a dit à ses Sœurs bien-aimées : Voici mon Dieu qui va venir, et pour que j'aie la force de le recevoir, fulcite me floribus, soutenez-moi avec des fleurs, fortifiez-moi avec des parfums.

Des fleurs, toujours des fleurs, partout des fleurs. Il est vrai que Sœur Céline s'appelle aussi Germaine, comme l'angélique bergère qui faisait naître les roses dans les plis mystérieux de son tablier. Fleur terrestre,flos campi, Sœur Céline aspire à devenir fleur du Ciel, comme sa sainte patronne Germaine… » (1)

Notre Monastère était bien réellement le jardin fermé au sein duquel le divin Maître allait venir cueillir une fleur de son choix… mais de ces fleurs charmantes dont nous entourions cette nouvelle Épouse mystique, Dieu sembla bientôt nous dire qu'elles ne suffisaient plus à embaumer le vestibule de son Ciel, et alors commença une série de prodiges, pluie de parfums et chants angéliques, qui laissaient deviner le Ciel entr'ouvert au-dessus d'une vierge sœur des anges.

Le lundi, 17 mai, vers les quatre heures du soir, Marie-Céline tomba dans une crise qui ressembla à une véritable agonie... On courut chercher médecin et confesseur ; le premier constata le danger imminent de mort où se trouvait la malade et promit de lui faire le lendemain une piqûre de morphine si toutefois elle vivait encore ; le second prodigua tous les secours spirituels à celle qui semblait si près d'expirer et il ne se retira qu'après avoir prié longuement auprès de ce lit de douleur... Marie-Céline paraissait inanimée... Avec une paille, je faisais tomber quelques gouttes d'eau sucrée et aromatisée sur ses lèvres desséchées... plusieurs fois nous nous demandâmes si elle ne touchait pas à sa dernière minute...

À un certain moment, son visage devint d'une beauté merveilleuse. Elle ne ressemblait plus à une créature humaine. Cette crise durait encore, elle semblait même avoir atteint son paroxysme lorsque, tout d'un coup, l'infirmerie et le corridor qui y conduit furent embaumés d'un parfum de roses si fort, si pénétrant qu'au dire des trois Sœurs qui le sentirent simultanément, on aurait cru être entouré d'une profusion de roses. Les religieuses qu'embaumait ainsi le merveilleux parfum étaient à genoux près du lit de Sœur Céline. Elles regardèrent autour d'elles : il n'y avait pas une fleur à l'infirmerie, pas une fleur non plus dans le corridor. À partir de ce jour, les fleurs furent supprimées autour de Marie-Céline : les parfums du Ciel étaient meilleurs, on le devine, que les plus suaves senteurs des plus odorantes fleurs, et, comme tout faisait pressentir que le prodige se renouvellerait, on voulait dûment encore le constater en supprimant tout parfum naturel. Dans la soirée, une ravissante et mystérieuse tourterelle fut aperçue sur le faîte du toit... Elle demeurait dans une immobilité extraordinaire et sur l'aile du cloître où se trouvait l'infirmerie de Marie-Céline. Elle y resta toute la nuit, le matin on la revit dans la même position. À huit heures, elle s'avança de quelques mètres et, s'arrêtant juste sur l'infirmerie au-dessus de la tête de la chère malade, elle y resta jusqu'à midi sans bouger... Le lendemain, elle reparut sur la toiture du chœur au-dessus du Tabernacle. Elle y resta plusieurs heures, puis elle disparut et on ne la revit plus jamais… Parfums et tourterelle rendaient saisissants les appels du Cantique sacré, et semblaient les réaliser parmi nous : « On entend la voix de la tourterelle ; les vignes ont donné leur parfum : Lève-toi donc, ô ma bien-aimée, ma toute belle et viens… »

Vers huit heures du soir, au moment où l'on aperçut la tourterelle, notre douce victime sortit de l'état effrayant où elle était demeurée pendant quatre heures... Elle ouvrit les yeux, regarda ses deux Mères qui ne la quittaient pas, et leur sourit délicieusement.

Quelques instants après, s'apercevant que les fenêtres étaient ouvertes, elle dit à une de nos chères Sœurs converses présentes : « Je crains que la fraîcheur du soir ne fatigue ma Très Révérende Mère Abbesse ; ce n'est pas à cause de moi qu'il faut faire souffrir ma Révérende Mère ». Notre Révérende Mère s'opposa à ce que les fenêtres fussent fermées ; il fallait de l'air à la pauvre mourante et, en dépit de ses charitables observations, on cherchait à lui en donner le plus possible. Comme elle s'étouffait dans son lit et que tout son corps meurtri ne pouvait plus supporter la chaise longue, je lui offris de venir se reposer dans mes bras. Elle était si peu pesante que je la gardai longtemps ainsi entre mes bras ; non certes, il ne me pesait pas mon angélique fardeau ! Près d'une fenêtre donnant sur le jardin nous regardions le ciel, le beau ciel étoilé d'une nuit de mai et nous causions éternité... « Ma Mère aimée, me dit-elle, à un certain moment, d'un air anéanti ; Je suis l'infirmité... » - « Oui, repris-je, mais bientôt vous serez la force dans la gloire… »

Du 17 au 30 mai, on peut dire que la pauvre mourante avait chaque jour plusieurs heures de véritable agonie. Pendant ce temps, son visage se décomposait ou parfois il devenait si beau que c'était comme un reflet du Ciel qui semblait briller sur ses traits et les irradier... Elle demeurait ainsi des heures entières entre la vie et la mort, le cierge bénit flambant à côté d'elle, et nous, agonisant au pied de ce lit où s'éteignait cette précieuse existence. En sortant de ces crises dont chacune pouvait être mortelle, elle avait des mots charmants pour ses deux Mères qui ne la quittaient pas… « N'est-ce pas une pratique d'admirable charité, nous disait-elle, de vous assujettir ainsi auprès de moi ? » et, avec une délicatesse charmante, elle nous faisait voir de la vertu où nous ne trouvions que de la joie et du bonheur, car la seule consolation à notre douleur c'était de lui prodiguer nos soins maternels…

Pendant ces treize derniers jours, ma Très Révérende Mère et moi ne quittâmes pour ainsi dire plus la céleste languissante… Notre vénérée Abbesse, souffrant alors beaucoup de douleurs qui l'empêchaient de se baisser facilement, trouvait plus commode de se mettre à genoux pour panser la plaie cruelle qui s'était formée à la jambe de la pauvre martyre. Qui dira la confusion de Marie-Céline lorsqu'elle voyait son Abbesse lui prodiguer ainsi à genoux les services les plus maternels ! Son humilité en était aux abois… et sa reconnaissance se traduisait de mille manières. Souvent elle nous prenait les mains, les baisait avec tendresse et nous disait : « Laissez-moi baiser ces mains : elles sont pour moi pleines de bienfaits… »

Bien grande aussi était sa reconnaissance pour une personne dont la générosité et le dévouement, au-dessus de tout éloge, pourvoyaient à tous les derniers besoins de sa pauvre existence. Chaque matin, cette aimable bienfaitrice venait demander au parloir ce qui pourrait être agréable à la douce malade, et c'était chaque jour qu'elle arrivait chargée de douceurs nouvelles, preuves de sa touchante affection pour une Clarisse mourante…

« Dites bien de ma part à Mme F. que je suis profondément touchée de semblables attentions, me disait-elle souvent... au ciel j'espère acquitter envers elle ma dette de reconnaissance, en priant Dieu de la combler de ses faveurs de choix… »

Le dévouement de nos Révérends Pères Franciscains et de M. l'Aumônier la touchait plus que nous ne saurions le dire... « Au ciel, je n'oublierai personne, disait-elle... je prierai beaucoup pour tous ceux qui m'ont fait du bien ici-bas... » Notre Très Révérende Mère Abbesse lui ayant dit qu'elle allait écrire à Monseigneur le Cardinal pour lui demander de lui envoyer sa bénédiction, elle en éprouva une sorte de confusion... « Je serais bien heureuse de recevoir la bénédiction de notre vénéré Cardinal, dit-elle, mais pourvu que cela ne dérange pas Son Éminence. Voyez-vous un Cardinal se déranger pour un petit je ne sais pas quoi comme moi !! »

- « Que croyez-vous être ? » lui dis-je.

- « Ce que je suis, répondit-elle, avec une humilité qu'il est impossible de rendre, ce que je suis ? un petit vase de pourriture ! »

Chère enfant, voilà les sentiments qu'elle avait d'elle-même… Oh ! Comme elle était loin de se douter qu'elle était un encensoir embaumé. Mais si Dieu lui cachait ainsi sa ravissante beauté physique et morale, il la dévoilait de plus en plus à ceux qui s'approchaient d'elle... Impossible de rendre l'émotion dont on était saisi en entrant dans cette petite salle où s'opéraient de célestes merveilles... M. l'Aumônier lui-même ne pouvait s'expliquer quelle vertu secrète sortait de cette âme blanche comme la neige et embrasée d'un feu consumant.

Le 20 mai, il ne put s'empêcher de communiquer à notre Très Révérende Mère les impressions extraordinaires qu'il ressentait de plus en plus en approchant de la malade. Ses impressions étaient celles de la communauté :

« Bien des fois déjà, écrit-il, j'ai porté la sainte Eucharistie à Sœur Céline, et, loin de s'émousser en moi, l'émotion que je ressens ne fait qu'augmenter chaque jour. Durant le cours de ma vie sacerdotale, j'ai souvent accompli ce pieux ministère, mais jamais je n'ai ressenti ce que j'éprouve auprès de cette séraphique enfant.

Je le veux bien, je subis l'influence du milieu impressionnant dans lequel je me trouve, mais cela n'est pas suffisant pour expliquer les suaves transports qui agitent mon âme, quand j'approche d'elle, quand je lui parle et que je dépose Jésus-Christ sur ses lèvres palpitantes.

J'éprouve quelque chose de cette suavité que ressentaient les disciples d'Emmaüs, auprès de Jésus-Christ : Nonne cor nostrum ardens erat ? Il sort du cœur de cette enfant, comme du Cœur de Jésus, une vertu secrète qui agite l'âme délicieusement.

Vous l'avez vu, ma Révérende Mère, j'ai été impressionné jusqu'aux larmes, et ces larmes étaient douces comme celles de ma première Communion et celles de ma première Messe.

Il y a, dans cette frêle créature, une telle intensité d'amour pour Dieu, qu'une sorte de rayonnement se produit autour d'elle. Vous l'avez éprouvé, ma Révérende Mère. Pour moi, j'en suis atteint, j'en suis pénétré comme d'un phénomène physique. C'est comme le feu d'un foyer ardent et intérieur qui passe à travers l'enveloppe matérielle.


A. Gabard,

Aumônier ».


Tandis que Marie-Céline souhaitait de voir tomber au plus tôt cette enveloppe matérielle qui la retenait prisonnière ici-bas, ceux qui l'aimaient bénissaient le Seigneur de la conserver encore quelque temps à la terre. Écoutons Marie de Saint-Germain :


Ma petite sœur de plus en plus chère,


« Je bénis le Seigneur de ce que, dans sa miséricordieuse tendresse, il prolonge assez tes jours pour me donner la si légitime satisfaction de m'entretenir encore un peu avec toi. Je ne te demanderai pas de tes nouvelles ; je comprends trop, hélas ! ce qu elles peuvent être ; te parler d'ailleurs de vie, de retour à la santé, te serait pénible à lire, ton sacrifice étant fait depuis déjà longtemps. Que tout, aujourd'hui, dans ton cœur et dans le mien, cède à la reconnaissance et à l'amour que nous devons à Dieu, pour les grâces de choix dont il s'est plu à enrichir ton âme. Si sa volonté sainte prolonge tes souffrances, c'est, sans doute, pour te donner l'occasion d'épurer entièrement ton cœur, pour se trouver, à ton départ de ce monde, dans l'heureuse nécessité de ceindre sans retard ton front de la triple auréole de la Pauvreté, delà Chasteté et de l'Obéissance. Courage donc, ma chérie, courage ; encore quelques heures de souffrances, et sonnera pour toi l'heure de la délivrance. Jésus, ton noble et fidèle Époux, t'ouvrant ses bras comme à sa fidèle épouse, t'introduira dans la Jérusalem céleste parmi les heureux chœurs de ses élus. Oh ! ne nous oublie pas, nous si exposés au milieu du monde ! Veille surtout sur nos deux frères, lancés sans appui dans le tumulte d'un monde corrompu et corrupteur.

La grande, l'extrême bonté de tes bonnes Mères me touche de plus en plus et d'autant plus que je ne puis rien en retour de si grands bienfaits. Je compte sur toi pour leur obtenir du Ciel la récompense due à leur dévouement vraiment maternel. De mon côté, le faible tribut de mes prières ne leur fera pas défaut, mais elles sont si imparfaites que je me demande de quelle puissance elles peuvent bien être. Assure-les du moins, ma chère petite sœur, de ma reconnaissance et de mon amour ; il me serait si doux de te rendre moi-même les soins que réclame ton état.

Encore une fois, à Dieu, ma chère petite sœur ; auprès de Lui n'oublie personne. Parle aussi de nous à Marie, si véritablement notre bonne mère depuis que la mort nous a ravi notre bien-aimée maman. Je ne sais comment est l'au-delà, mais, si c'est possible, jette-toi tout entière dans les bras et sur le cœur de cette chère maman que je n'ai plus revue ici-bas depuis l'âge de treize ans ; et dis-lui de ne point m'abandonner, et toi, ma Germaine, joins aussi pour moi tes supplications aux siennes ; bien des larmes amères et solitaires s'échappent de mes yeux ; si tu pouvais lire tout ce qui se passe en moi !

Allons, à Dieu, ma bien-aimée petite sœur Céline, à Dieu ! Dans son amour je t'embrasse du fond de mon cœur et te supplie de prier pour moi.


Ta sœur qui t'aimera toujours.

Sœur Saint Germain ».


Marie-Céline se berçait du doux espoir que Dieu l'appellerait à Lui le jour de ses dix-neuf ans... et cette pensée lui donnait des forces extraordinaires pour supporter ses intolérables douleurs qu'on ne soulageait plus que par des piqûres de morphine. Le 19 mai, elle me dit : « Ma Mère, lorsque j'étais à Nazareth, tous les dimanches soirs, en faisant mes dévotions, je demandais la grâce d'être religieuse et, un jour, je dis au Seigneur : « Mon Dieu, faites-moi religieuse et puis après, si vous le voulez, faites-moi beaucoup souffrir, mais que je sois religieuse !... Oh ! Oui, mon Dieu, faites-moi mourir religieuse !... Aussi, ai-je toujours pensé que c'était bien inutile de demander ma guérison, parce qu'en m'envoyant cette maladie, Dieu m'a envoyé ce que je lui avais demandé… Cependant, lorsque je demandais à Dieu de beaucoup souffrir après ma profession, je pensais être atteinte surtout par les épreuves morales... » - « Ma pauvre petite enfant, lui répondis-je, il ne faut pas alors vous étonner de tant souffrir : vous payez le bonheur de votre vocation religieuse et ce bonheur nous ne le payerons jamais trop cher ». - « Ô Mère, c'est vrai, répondit-elle, mais je ne voudrais pas le faire payer aux autres ». Et, avec un air désolé, elle s'excusa du mal qu'elle nous donnait... Et moi je lui parlais de mon bonheur de lui avoir servi de mère... « Chère Mère, me dit-elle, je vais donc vous quitter ; il ne faut pas que je pense à la séparation... Oh ! Quel sacrifice : quitter mes deux Mères… »

Alors je l'embrassai et, pour cacher mes larmes, je m'éloignai d'elle un instant…

Au sortir d'une crise affreuse, on lui proposa un abricot : elle hésita, refusa même. je lui demandai la raison de ce refus qui m'étonnait beaucoup, sachant que ce fruit était celui qu'elle préférait à tout autre. « Eh bien, répondit-elle tout bas de sa voix mourante, les abricots, en ce moment, sont des primeurs et ce fruit est trop cher pour une pauvre. Du reste, c'est le premier abricot, qui paraît au Monastère, je trouverais plus convenable qu'il fût porté à la table de ma Très Révérende Mère Abbesse... » - « Il serait encore mieux que vous obéissiez et que vous me procuriez le plaisir de vous voir accepter ce fruit », dit notre Très Révérende Mère qui arriva pendant ce débat charmant...

À partir de ce moment, la chère malade accepta sans scrupule les abricots qu'on lui offrit. Un demi abricot et trois ou quatre fraises, voilà ce qu'elle prenait dans tout un jour ce n'était rien, mais dans son humilité, Marie-Céline trouvait que c'était trop…

Un jour que je déposai une fraise parfumée sur ses lèvres desséchées, - il y avait douze heures qu'elle n'avait rien pu accepter, - elle avala non sans difficulté le fruit savoureux, puis fermant les yeux et joignant ses petites mains sur sa poitrine, elle s'écria : « Mon Dieu, je vous remercie de me donner ce que je n'ai pas gagné... » - « Mon enfant, lui dis-je, personne ne gagne les bienfaits de Dieu : il nous en comble gratuitement... Recevez-les en paix… Nous sommes les enfants de sa Providence ».

Le lendemain, je demeurai seule avec elle pendant la Messe. S'apercevant que je tombais de fatigue et de sommeil, elle me dit : « Oh ! comme vous avez l'air malade ! » - Ce n'est rien, répondis-je, c'est une forte migraine, voilà tout ». Au bout d'un moment, elle reprit : « Il vous faudrait boire une tasse de café noir et vous seriez soulagée ». Cette idée de la pauvre mourante me fit penser qu'elle-même accepterait peut-être volontiers un peu de café. - « Ce qui me ferait surtout du bien, lui dis-je, serait de vous en voir prendre vous-même ». Elle sourit sans répondre ! « Je suis sûre, m'écriai-je, que vous en prendriez volontiers... et nous nous épuisons depuis huit jours en recherches pour savoir quoi vous offrir et surtout quoi vous faire accepter… » - « Ma Mère, me dit-elle, en confidence, voilà bien plusieurs jours en effet que j'en ai envie, mais il me semble que le prix du café n'est pas en rapport avec la pauvreté que j'ai choisie... » - « Oh ! Lui répondis-je, comme j'aurais envie de vous gronder pour m'avoir caché ce désir !... » Au même instant, Mère Portière entra et vint demander de la part de Mme F. ce qu'elle pouvait apporter à la malade qui lui ferait plaisir… « Du café », m'écriai-je aussitôt et, deux heures après, la généreuse bienfaitrice envoyait au Monastère le meilleur café des Antilles… Marie-Céline en prit une tasse en me faisant de doux reproches.

Notre chère malade avait une grande confiance en saint Bernardin de Sienne... elle le suppliait de venir la chercher dès l'aurore de sa fête, le 20 mai…

La veille, des parfums enivrants s'étaient répandus dans l'infirmerie ; la religieuse qui gardait alors Marie-Céline les avait sentis pendant vingt minutes. La nuit suivante, tandis que Marie-Céline soupirait après sa dernière heure et répétait cette petite invocation qu'elle s'était composée :


« Ô cher saint Bernardin, t
irez-moi par la main ».


Les religieuses qui psalmodiaient au chœur les Matines de l'Apôtre du Saint Nom de Jésus, furent très étonnées d'entendre la psalmodie d'êtres invisibles pendant que se lisaient au pupitre les trois leçons de la Légende de saint Bernardin. En même temps, la Sœur qui lisait les leçons était inondée d'une grande consolation intérieure. Les autres religieuses soulevèrent leurs voiles et regardèrent de côté et d'autre, mais elles durent se contenter d'ouïr cette merveilleuse psalmodie sans rien voir. Ce fut pendant cette nuit que la malade eut des crises terribles, à la fin desquelles ma Très Révérende Mère et moi croyions être sur le point de recevoir son dernier soupir. Dès qu'elle pouvait parler, on l'entendait murmurer : « Saint Bernardin, prenez-moi par la main et emmenez-moi au ciel ! »

Le lendemain, une novice va faire la sainte Communion en pensant à sa petite Sœur Céline si près du ciel. En montant à la sainte table, elle est éblouie, et à tel point, qu'elle en fait presque un faux pas. Elle reçoit la sainte Hostie, pense encore à sa Sœur Céline, et l'Hostie semble changée en feuille de rose qui lui embaume la bouche.

La même novice écrivit plus tard : « Le 24 mai, fête de Notre-Dame Auxiliatrice, je faisais la Sainte Communion pour ma chère Sœur Céline. C'était son anniversaire de naissance... le jour de ses dix-neuf ans. Dès que j'eus avalé la Sainte Hostie, ma bouche fut remplie d'eau de roses jusqu'au moment de la bénédiction du Très Saint Sacrement qui suivit la Messe... Faisant partie du chœur de chant, je fus très embarrassée lorsqu'il fallut chanter le Sub tuum et le Tantum ergo : j'avais les lèvres très sèches et la bouche remplie d'eau parfumée. Après la bénédiction, il ne me resta plus que le parfum pendant un instant... »

Cette novice n'était pas seule à témoigner des merveilleux parfums ; ils continuaient à se répandre à l'infirmerie et au chœur.

Mais tandis que les anges se préparaient à célébrer le triomphe de leur petite Sœur, la vierge Céline, celle-ci souffrait de plus en plus et se désolait de voir que saint Bernardin avait laissé passer sa fête sans l'emmener là-haut célébrer, dans les « perpétuelles éternités », le triomphe du Saint Nom de Jésus... Elle vivait d'un jour à l'autre de l'espoir de mourir, et chaque jour ses espérances étaient déçues... Le 21 mai, qui était un vendredi, elle avait supplié Jésus crucifié de la faire mourir dans les bras de sa Croix... A trois heures de l'après-midi, elle m'appela : « Ma Mère, me dit-elle, il est trois heures... et je suis encore là... Je pensais partir sûrement aujourd'hui… » - « Prenez patience, lui dis-je, c'est peut-être Notre Dame Auxiliatrice qui viendra elle-même vous chercher ». Peu après, elle retomba dans cet état de prostration qui la laissait inanimée entre nos bras. Nous aussi nous étions au Calvaire avec cette douce victime de Jésus crucifié...

Le surlendemain soir, 23 mai, Marie-Céline ayant pu supporter d'être transportée dans un autre lit pendant qu'on faisait le sien, nous remarquâmes une grosseur, énorme comme la tête d'un enfant, qui envahissait le côté gauche de la poitrine. Depuis plusieurs jours, nous avions bien remarqué quelque chose d'anormal du côté du cœur, mais nous avions pris cela pour un gros pli de l'habit de bure et nous n'avions pu nous en rendre compte, la pauvre malade ne pouvant même supporter d'être changée de position... Quant à Marie-Céline, elle était si ignorante de son corps, qu'elle s'était bornée à subir la souffrance sans remarquer l'horrible grosseur. Cette grosseur disparut à sa mort, mais on devine ce que souffrit la pauvre martyre.

Joignons à cela des plaies envenimées, des étouffements perpétuels et des douleurs atroces des pieds à la tête... Malgré la chaleur de la fin de mai, Marie-Céline ne voulut jamais quitter l'habit de bure qu'une Clarisse doit porter nuit et jour... « Notre saint habit ! disait-elle, quel bonheur de mourir dans l'habit de l'Ordre !!! »

Le 24, jour de la fête de Notre-Dame Auxiliatrice, Notre Très Révérende Mère offrit à Marie-Céline une magnifique clématite blanche en l'honneur de ses dix-neuf ans... La clématite resta toute la journée sur son oreiller, elle était comme un symbole de la blancheur de son âme, et c'était comme une auréole de pureté autour de sa tête brûlante et de son cœur embrasé…

Dans la journée, notre excellent docteur vint lui faire une piqûre de morphine. Surprise par la sensation qu'elle en éprouva, elle eut un soubresaut... « J'avais cependant bien promis au bon Dieu, avant la venue de M. Cazeneuve, de ne pas bouger du tout », me dit-elle tout bas ; puis elle ajouta : « Veuillez demander au docteur s'il y en a encore pour longtemps, ne sera-ce pas bientôt fini ?… » Avec une bonté exquise, M. Cazeneuve lui répondit qu'il était de son devoir de chercher à prolonger ses jours par tous les soins possibles. « Allons, lui dis-je, encore patience, ce sera peut-être pour l'Ascension ». - « Pourquoi attendre l'Ascension ? Soupira-t-elle ; après on dira la Pentecôte... Ô mon Dieu, quand donc verrai-je s'ouvrir le Ciel ?… »

Cette journée de ses dix-neuf ans se termina dans d'atroces souffrances, dans des affres terribles… « Que ce petit bout de moi meure ! » s'écriait, presque en râlant, la pauvre petite mourante. Puis, craignant de manquer de résignation, on l'entendait dire ensuite : « Quand le bon Dieu voudra ! Comme il voudra !… »

Plusieurs personnes s'étaient unies à nous pour demander ce jour-là un miracle à Notre-Dame de Lourdes. Que de prières, que de communions ferventes faites ici et ailleurs pour tenter de forcer Dieu à nous laisser cette incomparable religieuse ! Mais Dieu semblait nous dire par des voix mystérieuses : « Ne dérangez pas, ne réveillez pas ma bien-aimée qui veut s'endormir de l'éternel sommeil... » et la mort continua à approcher…

On s'aperçut un jour que Marie-Céline avait un pied chaud et que l'autre semblait être déjà d'un froid cadavérique... « Cela veut dire que j'ai un pied ici et l'autre dans la tombe », dit-elle avec un calme non pareil ; et la Sœur converse de service à l'infirmerie se retirant à ce moment pour aller au chœur, elle lui dit sur un ton d'affectueux reproche : « Vous ne priez pas pour que j'aille au ciel ? demandez donc au bon Dieu de me prendre... »

Sur ces entrefaites, nous reçûmes de Paris une lettre qui nous arracha des larmes d'attendrissement : Mme N. en allant recommander Marie-Céline à Notre-Dame des Victoires, s'était sentie poussée à offrir à Dieu un sacrifice héroïque pour racheter la vie de cette vierge Clarisse qui se mourait à Talence…

« Tous les jours, je refais mon offrande, écrit Mme N. et tous les jours Marie-Céline est plus malade... Qu'arrivera-t-il ? Que la volonté de Dieu s'accomplisse en tout !... Avec vous je me penche sur ce lit d'agonie, je suis le progrès du mal impitoyable, j'admire l'héroïque patience de notre chère petite Céline et je souffre de ne pouvoir rien pour la soulager, rien que prier.

Comme je vous le disais lundi, je suis allée à Notre-Dame des Victoires, j'ai glissé mon cierge au milieu des innombrables lumières qui révélaient tant de supplications, puis, agenouillée à la table de Communion, j'ai fait mon offrande à notre Mère du Ciel... Tout à coup, dans le silence profond, l'orgue résonne et des centaines de voix entonnent le « Magnificat... » C'était l'exercice du mois de Marie qui commençait. A ce moment-là j'ai cru, mais je n'étais qu'une présomptueuse, que la Sainte Vierge nous accorderait la guérison de Célinette... Enfin, elle sait mieux que nous où est la plus grande gloire de son Fils... »

Lorsque Marie-Céline sut à quel prix Mme N. tentait pour elle un miracle de guérison, elle en fut profondément touchée, mais elle protesta énergiquement… « Je suis très émue, dit-elle, de l'héroïsme de Mme N., mais il vaut mieux que son sacrifice ne soit pas accepté et que moi j'aille au Ciel..., oui, il vaut mieux que je meure, mais dites bien toute ma reconnaissance à Mme N., dites-lui aussi que, en allant au Ciel, je me souviens des commissions qu'elle m'a recommandé d'y porter ! »

Le mercredi 26 mai fut une véritable journée de Purgatoire pour la pauvre petite mourante. « J'ai le corps plein de jeu », s'écriait-elle... On ne peut pas se faire une idée de ce qu'elle souffrit en cette veille d'Ascension. « Mère, me dit-elle de grand matin, est-ce que les piqûres de morphine coûtent bien cher ?... Si non, pourrait-on m'en faire une ?… » Ainsi, au milieu de ses agonies, cette parfaite amante de la pauvreté ne voulait accepter de soulagement qu'après s'être renseignée sur le prix des remèdes... Je lui dis de ne pas se préoccuper de la cherté de la morphine, mais je lui fis comprendre qu'elle était trop faible pour supporter plusieurs piqûres de suite.

Elle ne dit plus rien et retomba dans un état qui avait tous les caractères de l'agonie, la figure était décomposée et tout semblait annoncer la mort. Cependant, un doux sourire illuminait son visage. Nous lui proposâmes de recevoir Jésus-Hostie. Elle accepta avec joie. M. l'Aumônier lui apporta le Pain de Vie, à 8 heures. Je restai avec elle: nous commentâmes, pour sujet de l'action de grâces, ces paroles consolantes de l'Évangile du mardi des Rogations : « Cherchez et vous trouverez... frappez et il vous sera ouvert… demandez et on vous donnera... » « Ô Jésus, disais-je en son nom, je n'ai jamais cherché que vous : faites que je vous trouve... ô Jésus, je frappe à la porte de votre Ciel à la veille de votre Ascension, ouvrez à votre petite épouse... elle se meurt du désir de vous voir... chaque fois que j'ai frappé à la porte de votre Tabernacle, vous m'avez répondu... aujourd'hui encore vous venez à moi… mais c'est le Ciel qu'il me faut maintenant ! Après l'Eucharistie, le Ciel... » Notre Très Révérende Mère Abbesse entra alors à l'infirmerie. Je proposai à la petite épouse de Jésus de renouveler ses grands vœux entre ses mains... Elle accepta et, tandis qu'elle joignait ses mains entre celles de notre Vénérée Mère, je prononçai lentement la formule des Saints Vœux au nom de celle qui allait consommer là-haut les noces éternelles. Quand j'eus achevé, notre Très Révérende Mère, souriant à la malade, lui promit la vie éternelle de la part du Dieu vivant et selon son inviolable ordonnance… Notre chère enfant était radieuse, on sentait présent en son cœur, Jésus, Soleil de Justice... Nous continuâmes notre action de grâces : « Mon Dieu, disais-je pour elle, je vous demande la vie éternelle… et je sais que vous me la donnerez ! Déjà vous m'avez donné le centuple par toutes les grâces que j'ai trouvées dans la vie religieuse... Soins, affections, faveurs spirituelles... merci mon Dieu... maintenant j'attends la vie éternelle... Attirez-moi à vous, Jésus, en la solennité de votre Ascension glorieuse… »

Quand nous eûmes fini, on dut procéder à des pansements douloureux... La main si douce de notre Révérende Mère semblait alléger ses souffrances... « Je vous remercie, lui dit-elle, au nom de tous mes parents »... Puis, se retournant vers moi : « Comme vous avez la figure fatiguée ! », me dit-elle. je la suppliai de ne pas penser à ma fatigue, mais à la sienne si cruelle.

Nos Révérends Pères Franciscains furent, comme M. l'Aumônier, d'un dévouement au-dessus de tout éloge, dans les services spirituels qu'ils offrirent à la malade. Le R. P. Père confesseur venait souvent lui renouveler le bienfait de l'absolution.

Connaissant quelque chose de la rage infernale contre cette blanche colombe, il redoutait un assaut diabolique au dernier moment, il nous en avait même secrètement prévenues. Ses prévisions se réalisèrent à la lettre comme on le verra bientôt. Cependant, la conscience de notre chère enfant était d'un calme parfait... Très brève, d'ordinaire, dans ses confessions, il arriva même qu'à la fin de sa vie, elle n'avait plus rien à déclarer : « Ma Mère, me dit-elle, le jour de l'Ascension, le R. Père m'a dit qu'il reviendrait demain me confesser, mais que dirais-je ? je n'ai rien à dire... » « Hélas ! dit-elle à un autre moment, le juste pèche sept fois le jour, mais moi je suis si aveugle que je ne vois pas mes péchés !... »

Plusieurs fois, dans ses grandes crises, je lui demandai si elle était tranquille, heureuse, si elle désirait le Confesseur. Sa réponse était invariable : rien ne la troublait, rien ne l'ennuyait…

« Oh ! qui me donnera des larmes ! s'écriait-elle un jour au milieu d'atroces souffrances... C'est affreux de ne pas pouvoir pleurer... Des larmes ! des larmes ! Donnez-moi des larmes !!!… » C'était une de ses grandes tortures de ne pouvoir pleurer... il lui semblait que verser des larmes aurait été un soulagement, mais la nature s'obstinait à les lui refuser... Un jour qu'elle répétait : « Oh ! qui me donnera des larmes ? » je lui demandai avec tendresse : « Pourquoi vouloir tant pleurer... serait-ce d'ennui ?… » - « Oh ! non, me répondit-elle, ce serait plutôt de bonheur !... »

Le jour de l'Ascension, à minuit, elle se livra à l'espérance de finir au Ciel cette journée bénie : « Mon Dieu, s'écriait-elle, prenez-moi, je vous en supplie... emmenez-moi... » À l'aurore, elle demanda à notre Très Révérende Mère Abbesse de lui ordonner d'aller au Ciel... « Envoyez-moi au Ciel !... je ne cherche que les biens éternels, mais les périssables, je n'en veux point... Oh ! le Ciel... » Dans l'après-midi, elle demanda l’heure ; on lui dit trois heures vingt… « Oh ! mon Dieu, que c'est long, dit-elle, heureusement que mes Mères sont là… » Elle ajouta : « Le Ciel ! Le Ciel est mon partage !!! »…

Vers quatre heures, il plut beaucoup, de gros nuages noirs s'amoncelaient à l'horizon... « Quel temps pour un jour d'Ascension ! » me dit Céline. - « Vous voyez, lui dis-je en souriant, que si vous étiez partie aujourd'hui, vous auriez eu un trop mauvais temps pour monter là-haut... il vaut mieux attendre !!! » - « Ô Mère, répliqua Céline avec un fin sourire tout plein d'humilité, ce temps est bien assez beau pour moi... Je m'en serais contentée... » Sa voix s'affaiblissait de plus en plus... et elle ne supportait aucune espèce de liquide ou d'aliment... Elle faisait pitié à voir…

Depuis une dizaine de jours, je récitais journellement tout haut à ses côtés, les prières de la recommandation de l'âme à la suite desquelles notre Très Révérende Mère, qui ne la quittait pas, l'exhortait merveilleusement à se confier au Cœur de Jésus et à dire à son divin Époux : « Seigneur, je mourrai quand vous voudrez : ni une minute plus tôt, ni une minute plus tard que l'instant réglé par votre divine volonté... »

Un jour, après les prières de la recommandation de l'âme, elle demanda qu'on lui chantât le cantique des désirs du Ciel : c'était un joyeux appel à « sa sœur la mort » :

 

On m'entendra comme la tourterelle,

Toujours gémir dans ce bannissement,

Toujours me plaindre et soupirer comme elle,

Si je ne vois Jésus, mon cher Amant !


Ô douce mort ! sans tarder davantage,

Daigne finir mon trop malheureux sort.

Fais que mon corps, par un heureux naufrage,

En périssant, mette mon âme au port !


Heureux moment qui dois briser mes chaînes,

Me délivrer de ma captivité,

Quand viendras-tu m'affranchir de mes peines,

Quand vous verrai-je, éternelle beauté !


Ah ! pour vous voir permettez que je meure.

Divin Jésus ! c'est trop longtemps souffrir…

Je ne vis plus, je languis à toute heure,

Et je me meurs de ne pouvoir mourir !

 


C'était le chant du cygne, il irrita l'enfer qui répondit aux appels célestes de la Vierge mourante par le sifflement infernal de ses monstres.

L'avant-veille de sa mort, à une heure du matin, Marie-Céline, qui ne dormait pas, entendit à son oreille, tout près de sa joue, l'horrible sifflement d'un serpent. La religieuse, qui était assise à côté d'elle, l'entendit également. La malade fit un soubresaut et dit à la religieuse qui était près d'elle : « Maintenant qu'il ne tape plus, il va siffler et faire le serpent ». Le serpent infernal ne fit pas que siffler ; il osa bien faire sentir son affreux contact à la pure colombe dont en vain il voulait faire sa proie. Quel martyre !! Marie-Céline se tordait dans son lit « je vous assure qu'il est là ! » criait-elle, puis, finalement, elle s'écria : « Il est sous le lit maintenant ! »

Notre chère victime n'avait plus que deux jours à passer sur la terre, la fin de l'exil approchait... les souffrances redoublaient. Consumée par une soif ardente et ne pouvant supporter une seule goutte d'eau, c'était un vrai martyre, qu'elle endurait... « Je boirais la mer et les poissons, s'écriait-elle, et je ne peux pas seulement avaler une seule goutte d'eau... qu'on veuille bien prier pour moi afin que je ne perde pas patience ! » Pour fortifier son courage, on apporta du chœur à l'infirmerie le grand tableau de Notre Dame du Perpétuel Secours ; Marie-Céline l'avait presque à côté d'elle et ses regards y demeuraient attachés avec une expression de confiance filiale qui disait qu'elle avait bien hérité du culte que sa mère avait voué à la Vierge du Perpétuel Secours... Marie-Céline avait grand besoin de puiser dans les Cœurs sacrés de Jésus et de Marie la force nécessaire à la lutte contre le démon des mourants. Un terrible assaut l'attendait encore.

Le 28 mai, elle se rappela que dans une certaine petite boîte, il lui restait quelques aiguilles, quelques épingles, et une petite image, dernier souvenir de sa mère... elle se fit apporter le tout et le remit entre les mains de notre Très Révérende Mère Abbesse ; puis, après ce dernier dépouillement, elle me dit : « Il faudrait peut-être donner une image, en souvenir de reconnaissance, à Sœur Marguerite qui m'a si souvent portée... à Sœur Yolande, qui a eu pour moi de si délicates attentions, et à Sœur Ange de la Vierge, qui a si souvent manqué les exercices de la Communauté pour se dévouer à me soigner » (2). Nous fîmes venir les trois chères Sœurs qui reçurent l'image des mains de Marie-Céline en pleurant d'émotion... Son oubli d'elle-même était admirable, sa charité pour les autres ne l’était pas moins... Il faudrait des volumes pour citer les traits magnifiques qui illuminèrent les derniers jours de sa vie... Dans l'après-midi du 28 mai, elle reçut la visite de quelques Sœurs du noviciat : « Mes chères Sœurs ; leur dit-elle, aimez toujours beaucoup les Supérieures, mais surtout prouvez-le par les actes. Il ne faut jamais faire de peine à nos Révérendes Mères ». - « Nous vous le promettons, dirent les jeunes novices fort émues, et nous dirons cela de votre part à toutes celles qui nous succéderont au noviciat ». Marie-Céline parut heureuse... Quelques instants après, elle prit la main de notre Très Révérende Mère Abbesse, puis la mienne, elle les baisa respectueusement ; puis, les ayant posées l'une dans l'autre, elle les mit dans les siennes en disant : « Pour toujours unies !! » - « Oui, mon enfant, répondit notre Très Révérende Mère, notre union est éternelle !... - « Pour moi, je m'en vais, reprit-elle : Dieu le veut ainsi, mais vous deux, mes Révérendes Mères, il faut que vous viviez encore longtemps, bien longtemps... On a besoin de vous ici… Tous les matins, j'offre mes souffrances à Dieu pour qu'il vous accorde une longue vie, pour vos intentions, pour ma famille, pour mes frères, pour nos bienfaiteurs, pour la maison de Nazareth… et pour les âmes du Purgatoire qui ont été les plus dévotes à la Passion et au Sacré-Cœur… »

Dans la soirée, on l'entendit murmurer tout bas : « Quel bonheur ! Quel bonheur ! » Elle répondit à celle qui lui demandait la cause de tant de joie : « C'est parce que je vais aller au ciel !... » Et cependant le Ciel ne s'ouvrait pas... quelle attente !... « Voyez mes mains, disait-elle, en montrant ses petites mains toutes blanches et décharnées : elles ne demandent qu'à partir... » Et elle appelait la mort !! « Je vois, dit-elle, que personne ne se presse d'acheter la bière ! »...

Pauvre enfant ! Qu'il lui tardait de rendre son corps à la terre et son âme à Dieu ! mais qu'il était navrant pour nous d'assister à cette lutte entre la vie et la mort... Le vendredi soir, elle me dit : « Ô ma Mère, en aurai-je eu des déceptions ? » Et elle compta le nombre de jours au soir desquels elle avait espéré quitter la terre. Depuis le 21 mars, la liste en était longue : le 30 mai allait la clore ! Vers dix heures du soir, elle essaya de changer de position, elle ne le put ; il y avait plusieurs jours que, couchée sur le côté, elle écrasait son bras... impossible de la soulever ou de la toucher sans provoquer des crises affreuses. « Enfin, dit-elle, plus j'aurai souffert ici-bas, plus je serai récompensée là-haut… »

Le 29 mai fut illuminé d'un rayon de joie. Une lettre de Marie de Saint-Germain apprit à Marie-Céline que, le jour de l'Ascension, Lubinette avait reçu son Dieu pour la première fois... Citons la dernière lettre que Marie-Céline reçut de sa sœur quelques heures avant de mourir. Elle put la tenir quelques instants entre ses pauvres petites mains déjà glacées par le froid de la mort…


J. M. J. - Privas, 27 mai 1897.


Ma toujours bien chère sœur,


« Je ne veux point laisser partir ma lettre à l'adresse de votre Mère Maîtresse sans te dire un petit bonjour. Comment vas-tu, ma chérie ; ton divin Époux te laisse-t-il toujours souffrante ? Je m'imagine que le bon Dieu, en considération de tes souffrances, aura accordé à Lubine la grâce de faire une sainte première Communion ; c'est aujourd'hui 27, qu'elle accomplit ce grand acte ; je t'en préviens un peu tard, mais ne me blâme pas ; je devais t'écrire dimanche et j'en ai été empêchée. Lucia et Lubine t'embrassent de tout leur cœur et se recommandent à toi d'une façon toute particulière.

J'ai pensé à toi, ma chère sœur, le lundi 24, anniversaire de ta naissance, mais longuement j'y ai pensé ! devant le bon Dieu : « Ô mon Dieu ! lui ai-je dit avec larmes, rendez, si telle est votre sainte Volonté, la santé à ma chère Germaine, pour qu'elle puisse jouir encore quelque temps de la vie religieuse où vous l'avez miraculeusement conduite conformément aux désirs de son cœur ; ne privez pas si tôt les siens de son affection ! Cependant, mon Dieu ! Avant tout et par-dessus tout, votre sainte Volonté ! » N'est-ce pas, ma chérie ? il faut bien se soumettre au bon plaisir de Dieu ; il est le Maître absolu de notre être puisqu'il en est le premier auteur. Mais pourquoi m'attarder à te parler de résignation, alors que je te sais si heureuse de mourir ? j'en ai, assurément, un plus grand besoin que toi. Et maintenant, voici, je viens de remercier votre bonne Mère Maîtresse des soins qu'elle te prodigue ; si tu le peux, dis-lui bien encore toute ma reconnaissance et mon amour ainsi qu'à votre Très Révérende Mère Abbesse. Oh ! Les bonnes Mères, comme elles t'aiment ! Je ne sais ni leur exprimer ma reconnaissance, ni mon désir de les payer de retour ; sois mon interprète, s'il te plaît.

Ici, notre bonne Mère Anna t'a recommandée aux prières de nos Soeurs ; toutes sont heureuses de te donner cette preuve de leur affection.

Adieu, ma chère petite Germaine, offre un peu de tes souffrances à Dieu, pour celle qui se dit encore

 

Ton affectionnée,

Sœur Saint Germain ».


Vers sept heures du soir, assise près du lit de Céline, je causai avec elle et une religieuse présente, du bonheur de mourir jeune. Ma Sœur N... s'écria : « Oh ! Que vous êtes heureuse, chère Sœur Céline, et que j'envie votre sort… ! Vous allez voir Jésus dans son beau Ciel et moi je vais rester peut-être de longues années dans l'exil... » De sa petite voix mourante, Marie-Céline lui fit comprendre qu'une longue vie n'était pas une perte de temps lorsqu'on était bonne religieuse... « La mort viendra pour vous comme pour les autres, dis-je à Sœur N. !... Et, un jour vous serez à la place de Sœur Céline, tout près de l'Éternité... » - « Oh ! Quand je serai à votre place, dit Sœur N. !... » - « Vous serez bien heureuse », reprit Céline... - « Bien heureuse, répliqua Sœur N. oui, je l'espère, mais, pour bien mourir, il faut s'y être préparée par une sainte vie… » Marie-Céline, fixant d'un doux et profond regard son interlocutrice, lui répondit : « Eh bien ! vous prendrez vos précautions !! »

Ainsi, jusqu'à la dernière heure, cette âme d'élite parlait le langage de la perfection… ; cependant, quelque austère et timorée qu'elle fût, elle ne tomba jamais dans le scrupule et cherchait discrètement à l'écarter de l'esprit des autres lorsqu'il y apparaissait. Quelques minutes après l'entretien que nous venons de rapporter, une jeune religieuse s'excusait auprès de la malade d'une sorte d'indélicatesse, d'un manque de discrétion qu'elle craignait d'avoir commis... Marie-Céline la rassura : « Allons, lui dit-elle d'un air gracieux, voilà que maintenant, vous allez devenir scrupuleuse… calmez-vous et restez tranquille... »

Vers les neuf heures du soir, des symptômes alarmants se déclarèrent. A n'en pas douter, Marie-Céline traversait les dernières heures de sa vie... Les prières redoublèrent auprès de sa pauvre couche... La mourante nous demanda humblement pardon de tous les sujets de peine qu'elle pouvait nous avoir causés… ; nos cœurs se brisaient en recevant de telles excuses. Elle ne nous avait jamais donné aucun chagrin, le premier qu'elle nous causait était celui de mourir. À dix heures, regardant ma Très Révérende Mère et moi, elle nous dit avec un sentiment d'inexprimable tendresse : « Je regrette bien de vous quitter, je ne puis pas pleurer, mais je vous assure que cette séparation m'est cruelle... » ; puis elle baisa son Crucifix dans un élan d'admirable résignation... Nous continuâmes à prier. Tout à coup, elle, si faible que, depuis plusieurs jours, elle ne faisait pas un seul mouvement, elle commença à s'agiter et à se tordre comme lorsque le serpent rampait sous elle : « Je vois le démon venir vers moi », s'écria-t-elle, et la terreur se répandit sur ses traits... elle se reculait vers ses oreillers et retirait ses bras en criant : « Aïe ! Aïe !... »

Nos prières à Marie redoublèrent... Notre Très Révérende Mère aspergeait d'eau bénite ce lit de mort contre lequel s'acharnait Satan. Le monstre ne quittait pas ce champ de bataille suprême… Marie-Céline continuait à le voir ; partout où elle signalait sa présence, on plaçait une grande image du Sacré-Cœur, aussitôt le démon changeait de place ; cette image de Notre-Seigneur qui le pourchassait, l'éloignait de la mourante. A un certain moment, le démon tenta d'escalader le pied du lit... Céline secoua fortement son drap avec son pied droit, inerte depuis si longtemps, en disant : « Tu ne monteras pas plus haut, va... » Une religieuse présente, voyant cet effort désespéré, dit à la mourante : « C'est l'image du Sacré-Cœur qui est là sur votre drap... » - « Mais, s'écria Marie-Céline, ne voyez-vous pas le diable là... sur le lit ?... » et, dans sa pâleur de mort, terrifiée et tremblante, elle faisait pitié à voir... Peu après, elle prit vivement son crucifix, le baisa et dit avec un ineffable sourire : « Qu'Il est bon Jésus ! Qu'il est bon !!... » Elle baisa aussi plusieurs fois la statuette de l'Enfant-Jésus de Prague et l'image de la statue miraculeuse de Notre-Dame de Laghet... Le calme était revenu, mais ce n'était qu'une halte dans ce combat solennel !…

Tandis qu'elle tenait son crucifix dans la main, elle parut à nouveau très effrayée. On lui murmura à l'oreille de saintes invocations : « Ô ma Souveraine, ô ma Mère », etc..., « Jésus, Marie, Joseph, assistez-moi dans ma dernière agonie », etc... La paix revint illuminer son visage pendant quelques minutes...puis un combat acharné recommença... Elle s'écria une dizaine de fois : « Il est là, il est là, il monte dessus... » et, de toute l'énergie de ses dernières forces, elle se reculait dans nos bras et criait de frayeur... Le démon paraissait s'être installé au côté droit et n'en plus bouger. Une des Sœurs présentes, qui se tenait à sa droite, lui dit : « Ne vous effrayez pas, c'est moi qui suis là... » - « Oui, je vois bien que c'est vous, répondit Marie-Céline, mais sa tête est à côté de la vôtre »…

Notre Très Révérende Mère Abbesse lui dit alors : « Mon enfant dites à Jésus : Mon Dieu, je vous aime, je vous ai toujours aimé, et je vous aimerai pendant toute l'Éternité... » - « Eh bien ! oui, mon Dieu, reprit-elle je n'ai jamais aimé que Vous... je n'aime que Vous et, ajouta-t-elle navrée, vous permettez que je sois tentée au dernier moment... » Il nous semblait entendre dans le silence de cette nuit d'agonie la parole de Jésus en Croix : « Eli, Eli, lamma sabacthani... Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? »

Elle ressentait aussi, comme son divin Sauveur, l'horrible tour-ment de la soif... Cet état navrait de compassion... « Je boirais la mer, ajouta-t-elle une demi-heure avant de mourir, et je ne peux plus avaler une seule goutte d'eau... » Marie-Céline touchait au terme de son martyre… encore deux quarts d'heure et elle allait voir son Dieu : c'était surtout de Lui qu'elle avait soif... « J'ai soif de l'amour ! » pouvait-elle redire encore... « Courage ! courage Sœur Céline, lui dit une religieuse présente, bientôt vous allez voir Notre-Seigneur le Bien-Aimé de votre âme, Celui que vous appelez depuis si longtemps, souffrez bien tout pour son amour, pour son unique et pur amour... »

À trois heures moins le quart, Satan s'approcha une dernière fois ; Marie-Céline s'écria avec un mouvement de crainte : « J'ai peur ! » Notre Très Révérende Mère, qui la soutenait dans ses bras, lui dit : « Ayez confiance, mon enfant, Notre-Seigneur est si bon, offrez-lui bien toutes vos souffrances, bientôt elles seront finies et il ne restera plus qu'à jouir du bonheur qu'elles vous auront valu... » - « Courage et confiance, ajoutai-je. Le Ciel, le Ciel, Sœur Céline, sera la récompense de tous vos combats, de toutes vos souffrances, de toutes vos peines, ne laissez pas perdre le moindre des mérites. qui vous vaudront une récompense éternelle » ; puis, nous lui fîmes baiser le Crucifix... « Baisez-Le, ce Dieu amour, lui dit-on, vous l'aimez toujours beaucoup, n'est-ce pas ?... » - « Oui ! » répondit-elle, et dans ce baiser et dans ce oui d'amour, elle retrouva sa paix radieuse. Satan s'était enfui honteux et vaincu ; tout combat avait cessé pour la vierge de jésus, Marie allait venir la couronner.

Dix minutes avant de rendre le dernier soupir, Marie-Céline tourna ses regards du côté droit de son lit et, se mettant à sourire délicieusement, elle dit à celles qui l'entouraient : « Ne voyez-vous pas cette Dame qui est là ? Oh ! qu'elle est belle ! » Et trois fois de suite, comme en extase, elle répéta ces mêmes paroles : « Ne voyez-vous pas cette Dame qui est là ?... Oh ! qu'elle est belle !! » Et ses regards ravis demeuraient attachés sur la céleste vision. Tout à coup, elle s'écria : « J'entends des cloches qui sonnent... » ; puis, regardant en face d'elle, dans le fond de l'appartement, elle ajouta : « je vois beaucoup de petites filles vêtues de blanc... » C'était, sans doute, la procession de ceux qui suivent l'Agneau « vêtus de robes blanches, avec des palmes en leurs mains... » (3). Les anges et les vierges venaient à la suite de Marie chercher la fiancée du Christ…

Marie-Céline se redressa sur son oreiller, poussa quelques gémissements prolongés qui ressemblaient au roucoulement de la colombe, puis, baissant doucement la tête du côté droit, elle expira dans les bras entrelacés de ses Mères Abbesse et Maîtresse.

Ainsi mourut Marie-Céline de la Présentation à l'âge de dix-neuf ans et six jours. C'était le 30 mai, un dimanche, à trois heures du matin... En bas, sous les fenêtres de la cellule, était un parterre de lys en boutons. Un de ces lis superbes laissa épanouir sa première fleur en même temps que Marie-Céline refleurissait là-haut... À l'horizon, dans un ciel nuageux, une traînée de pourpre et d'or annonçait l'aurore et ressemblait au sillon lumineux qui conduit de la vallée des larmes aux collines de l'Éternité…

En face de ces premiers feux du matin, devant une fenêtre exposée au levant, Marie-Céline inanimée reposait entre nos bras… Jésus, Oriens, de son cœur, s'était levé devant elle dans tout l'éclat de sa divine Majesté... Elle avait trouvé Celui que chérissait son âme... elle avait fui avec son Sauveur et son Juge... et là-haut elle brillait comme une étincelle... Fulgebunt Justi et tanquam scintillœ in arundineto discurrent

Sortez de dessous le boisseau, ô feu ardent... Montez, douce lumière, montez sur le chandelier d'or... de votre clarté douce, bienfaisante et céleste, illuminez ce Cloître que vous avez quitté…. ô vous, qui avez vécu dans l'ombre, triomphez dans la splendeur… ô vous dont la terre n'était pas digne, régnez dans les Cieux... ô vierge, hier petite, souffreteuse et mourante sur la terre, aujourd'hui grande et vivante dans la béatitude, triomphez dans la terre des vivants... ô amante du Christ, couronnée sur la terre des épines de la mortification, soyez maintenant couronnée là-haut des fleurs de l'Immortalité... montez, montez du désert appuyée sur la croix qui ne vous a broyée dans l'exil que pour vous faire régner dans la Patrie... Vous avez vu Celui que vous avez servi et aimé... Ne nous oubliez pas auprès de Lui... parlez des servantes à leur Maître.. parlez de nos cœurs à son Cœur... parlez des vierges à leur Roi… parlez des Épouses à l'Époux... Séchez nos larmes et souvenez- vous de tous ceux qui, jusqu'au seuil de votre Éternité, vous disaient et redisaient sans cesse : « Priez pour nous... ne nous oubliez pas... »

  

Notes

 

(1). A. Gabard, aumônier de l'Ave Maria.

(2). Sœur Ange de la Vierge est la dévouée Sœur converse qui, pendant des mois, ne cessa de partager avec les Mères Abbesse et Maîtresse tous les soins donnés à la chère malade.

(3). Apocalypse, VII, 9.

 


 

 

Table des Matières de Fleur du Cloître

Chapitre 19e

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Marie-Céline de la Présentation
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