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Marie-Céline de la Présentation
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30 octobre 2020

Fleur du Cloître - 11

Chapitre onzième

Amour et sacrifice

Merveilleuse récompense

 

« Et aussitôt les anges s'approchèrent de lui et le servaient ». (Matth., IV).

 

Après avoir tant souffert et tant pleuré avant d'aborder au port de la vie religieuse, Germaine trouva, dès son arrivée dans le cloître des éléments de bonheur bien capables de ravir son âme et de consoler son cœur. La douleur sembla alors vouloir s'éloigner d'elle, mais elle la rappela comme une amie dont la présence est devenue indispensable et avec laquelle on veut traverser la vie, la main dans la main. Avide de sacrifices, Germaine était ingénieuse à faire souffrir son cœur, et de ce cœur si bon, si tendre, si délicat, elle se fit l'osé bourreau avec un calme et un apparent sang-froid qui ne laissaient point soupçonner la violence de ses souffrances intimes. Entre bien des traits de l'immolation de son cœur, citons-en un qui en laissera deviner bien d'autres.

Quelque trois mois après l'entrée de Germaine au Monastère, nous reçûmes au Noviciat une jeune personne qui avait passé quelques semaines en la sainte compagnie des sœurs de Marie-Joseph, dans leur pensionnat de la rue Saint Genès.

On se rappelle ce qu'avait été Nazareth pour Germaine et ce que Germaine restait pour Nazareth. La jeune personne qui venait la rejoindre arrivait chargée de petites nouvelles et de grandes tendresses pour l'ancienne pensionnaires ; celle-ci, on pouvait le présumer, serait ravie d'interroger Mlle N. sur chacune de ses maîtresses et sur chacune de ses compagnes... Le fait est que Germaine tenait encore par tant de fibres à la maison de Nazareth, que son premier mouvement fut de se réjouir à la pensée qu'elle pourrait causer, avec la nouvelle venue, de Nazareth et de ses habitantes. Ce premier mouvement fut celui de la nature ; le second fut celui de la grâce et il écrasa la nature.

« Mlle Castang va être bien contente de pouvoir causer de Nazareth avec la nouvelle postulante », me dit au parloir une personne du monde, la veille du jour où nous devions recevoir Mlle N. Pour moi, qui savais déjà comment Germaine maltraitait son cœur, je me contentai de sourire et, sans répondre, je changeai le sujet de la conversation. J'avais deviné l'héroïsme de notre chère enfant.

Dès l'arrivée de Mlle N. au Noviciat, Germaine comprit qu'elle désirait l'entretenir de la maison d'où toutes deux avaient pris leur vol vers l'Ave Maria. Mais, fort adroitement, elle détourna le cours des causeries de récréations qui semblaient devoir aboutir à en parler. Cela dura une huitaine de jours, au bout desquels Germaine déclara très carrément ce que Notre-Seigneur réclamait d'elle... Un matin, me trouvant au Noviciat avec les deux postulantes, Germaine me dit tout haut : « Ma chère Mère, veuillez permettre que ma nouvelle compagne ne me parle jamais de « Nazareth... » Notre-Seigneur m'a demandé ce matin ce sacrifice dans mon oraison et je désire ne pas le lui refuser ! » Fort étonnée d'une semblable demande, Mlle N. protesta doucement : « J'ai cependant beaucoup de commissions à vous faire de la part de plusieurs personnes de « Nazareth », vous me permettrez bien au moins de vous les transmettre avec les amitiés de chacune ». - « Non, répondit Germaine, il vaut mieux ne rien me dire. Je ne veux rien savoir ! Cela ne m'empêchera pas de prier pour mes Maîtresses et mes compagnes, mais je le ferai d'autant mieux que je serai une religieuse mortifiée et détachée. Ce que vous me diriez pourrait me donner des distractions, et, une fois ici, on ne doit s'occuper que des grands devoirs de sa vocation... »

Puis, se retournant vers moi : - « C'est convenu, ma Mère, Mlle N. ne me parlera jamais de Nazareth, car j'ai promis à Dieu ce sacrifice ». - « Eh bien ! Soit, lui répondis-je, obéissez aux inspirations de la grâce ! Dieu ne se laissera pas vaincre en générosité ! »

Profondément émue d'un tel exemple, Mlle N. respecta le désir de son angélique compagne et, comprenant qu'elle avait déjà fait des progrès admirables dans cette science du pur amour qui nous mène à Dieu seul, elle garda un prudent silence et commença à comprendre les ineffables et divines jalousies de l'Époux des âmes.

Si Germaine savait si bien faire les sacrifices du cœur, que dire du dépouillement matériel dans lequel elle se plaisait à vivre ?… Pour elle, être pauvre, dénuée de tout, était une sorte de volupté. Oh ! Comme elle était bien la fille de l'Amant de la pauvreté… Nous aurons l'occasion de revenir sur l'amour passionné de Germaine pour « Dame Pauvreté ». Citons seulement ici un exemple gracieux de ses pieux dépouillements. Les bonnes religieuses de Marie-Joseph, en préparant la malle qu'elle devait apporter au Monastère, avaient glissé au milieu du reste une jolie provision de papier à lettres, d'enveloppes et de plumes. Au cours de son postulat, notre chère enfant s'aperçut que ses compagnes se servaient d'un papier à lettre de qualité très inférieure au sien. Cette constatation faite, elle courut à sa cellule et, en rapportant toute sa belle provision de papier, de plumes et de timbres, elle déposa le tout sur mon bureau en disant : « Comment, ma Mère, j'aurais du papier différent de celui de mes chères compagnes ?... je vous en prie, prenez-moi tout cela !!… »

Et, comme je faisais certaines difficultés, elle ajouta : « Si j'étais restée dans le monde avec mes sœurs, je n'aurais pas eu à mon usage du papier plus riche que celui qu'elles auraient employé… Et ici, c'est moi qui aurais le plus beau papier ?... Oh ! Je vous en prie, laissez-moi être pauvre comme les autres !! »

Force me fut d'accéder au désir de Germaine. Son plaisir de se déposséder était immense. Non moins grande était la joie qu'elle éprouvait à venir demander humblement une feuille de « mauvais papier », lorsqu'elle avait à écrire une lettre quelconque. On ne put jamais lui en faire prendre plus de deux feuilles à la fois, et jamais non plus elle ne s'accorda le luxe d'avoir deux plumes. C'était bien le cas de répéter cette parole de pauvreté parfaite : « Si une chose suffit, pourquoi en avoir deux ? pourquoi en avoir trois ? »

Selon les termes de la sainte règle : « libre des soins et de la sollicitude de ce siècle », Germaine courait dans les voies de la perfection évangélique, car Dieu avait dilaté son cœur : Viam mandatorum tuorum cucurri cum dilatasti cor meum !… (1). Dans cette course rapide, elle ne faisait halte que pour admirer les exemples et recueillir les paroles qui servaient à lui donner un nouvel élan vers le but éternel qu'elle devait si vite atteindre. On était toujours bien reçu et on ne perdait jamais son temps en lui parlant des moyens à prendre pour croître dans les grandes vertus religieuses.

« Un des premiers jours du mois d'octobre, écrit une jeune novice (2), toutes les religieuses de la Communauté et du Noviciat étaient réunies au jardin pour prendre leur part d'un humble et très pénible travail. Seules, Germaine et moi avions été désignées par notre Mère Maîtresse pour éplucher des légumes, ce que nous faisions en échangeant quelques mots de piété ainsi que cela nous avait été permis. Pensant intéresser ma chère petite compagne, je lui fis le récit suivant, glané dans une des conférences du Noviciat :


Une petite âme


« On vit arriver un jour dans le Ciel une petite âme inconnue qui entra tout droit sans avoir éprouvé aucune fatigue, ni versé une larme, ni subi un malheur, ni rien fait d'éclatant. Le bon Dieu lui assigna une place très glorieuse et il y eut dans toute l'assemblée des Saints une espèce de murmure étonné. Les regards se tournèrent vers l'ange gardien qui avait amené cette petite âme... L'Ange gardien s'inclina devant Dieu ; il obtint la permission de parler à la cour céleste... et de ses lèvres tombèrent, avec un bruit plus léger que celui des ailes du papillon, ces paroles que tout le Ciel entendit : Cette âme a toujours pris de bonne grâce sa part de soleil, d'ombre et de poussière et n'a jamais rien contesté dans tout ce qui n'offensait pas Dieu » (3).

Je n'oublierai jamais le ravissant sourire qui paya ma narration, écho du Noviciat, ni l'accent inspiré de la réponse. - « Ce sera moi la petite âme », me dit alors mon angélique sœur, et sa voix avait quelque chose de solennel, et dans ses grands yeux brillait une douce et mystérieuse flamme.

Je compris qu'un pacte venait de se faire dans ce cœur de sainte, qu'une héroïque résolution venait d'être prise et, pénétrée d'admiration et de respect, je priai jésus de me donner quelques-uns des mérites de celle que déjà nous appelions toutes : la petite sainte du Noviciat ».

À celle qui promettait d'accepter toujours de bonne grâce de la main de la divine Providence la part qu'elle lui ferait de soleil, d'ombre et de poussière, Dieu répondit par des faveurs de choix. Ce mois d'octobre en fut rempli... il parut même illuminé d'un rayon miraculeux et nous ne résistons pas au plaisir de raconter comment le miracle traversa la cellule de Germaine.

C'était le 19 octobre, notre chère postulante avait demandé à me voir en particulier depuis le matin. Très occupée dans le courant de la journée, je ne fus libre que vers les cinq heures du soir. J'envoyai chercher Germaine ; celle-ci travaillait avec ardeur à des travaux de lingerie très pressés et qui devaient être rendus au-dehors le plus tôt possible ; de grandes pièces de toile jonchaient sa cellule ; fidèle à répondre sur-le-champ à l'appel de sa Mère Maîtresse, elle laissa tout son ouvrage inachevé et vint me rejoindre au Noviciat. Là, dans un entretien intime, elle me parla de son âme, et de ses grands désirs de perfection, me demandant de lui indiquer une pratique particulière pour se préparer au grand jour de la prise d'habit. Je lui conseillai la fidélité aux petites choses, l'observance exacte des moindres règlements. « Les petites prévenances, lui dis-je, sont la marque d'un grand amour ». Rappelez-vous que rien n'est petit au service de notre Dieu et sacrifiez tout à cette fidélité religieuse, qui n'est pas un des moindres mérites de la vie d'obéissance. Nous parlâmes longtemps des grandeurs de la fidélité aux petites choses ; c'était comme un commentaire de l'« Euge, serve bone, in modico fidelis, intra in gaudium Domini tui » (4).

Germaine buvait les divines paroles que Dieu adresse au bon serviteur... elle voulut être la bonne servante et ne se lassait pas de me demander comment elle pourrait prouver à Dieu beaucoup d'amour... Et moi je ne me lassais pas de lui redire : « Soyez fidèle dans les petites choses ! » Dans la matinée, Germaine, m'ayant entendu parler de quelques religieuses qui avaient l'habitude, pendant le mois du rosaire, d'offrir journellement à la Très Sainte Vierge Marie un rosaire de petits actes de vertu, me demanda d'essayer d'en faire autant et de lui signaler quelques-uns de ces actes les plus faciles à rencontrer dans le courant du jour. je lui parlai surtout de l'exactitude monastique qui donne lieu à tant de grands et petits renoncements.

La cloche capitulaire termina notre pieux entretien. Elle nous appelait au réfectoire. Nous nous y rendîmes aussitôt. Après la collation, il est d'usage que les novices aillent faire leur visite au Saint-Sacrement. Cette visite précède immédiatement Complies. Ce soir-là, Germaine s'y rendait comme les autres jours, lorsqu'elle se rappela qu'elle oubliait de déposer dans sa cellule un objet que je lui avais recommandé d'y porter immédiatement après la collation. Elle monta chez elle, et, en ouvrant sa porte, elle fut péniblement choquée de l'état de désordre dans lequel elle avait laissé sa chère cellule, transformée en atelier pendant la journée. Il y avait de la toile sur son lit, il y en avait, sur la malle, tout paraissait sens dessus dessous et, pour Germaine qui avait un ordre parfait, le spectacle était lamentable... Sa première pensée fut de remettre tout en place ; de plier les grandes chemises qu'elle venait de couper et de faufiler, et de rendre promptement à sa cellule l'ordre qu'elle avait toujours. Mais, au moment de se donner cette innocente satisfaction, la chère enfant s'arrêta soudain.

Le souvenir de ce que je lui avais dit une demi-heure auparavant la porta à réfléchir... Debout au milieu de son travail épars, Germaine se fit ces réflexions qu'elle me raconta plus tard dans les termes suivants : « Ma Mère Maîtresse vient de me recommander de saisir toutes les occasions de me renoncer. Si je veux arriver à faire cent cinquante pratiques de renoncement par jour, il ne faut négliger aucune occasion de contrarier mes goûts. Maintenant, je n'ai que la permission de monter et de descendre. Si je demeure dans ma cellule pour la ranger, je diminuerai le temps de ma visite au Saint-Sacrement. Ma chère Mère me croira au pied du Tabernacle avec mes compagnes, selon qu'il est ordonné par le Directoire, et je serai ici à faire ma volonté... je serai en contravention ; le temps que je passerai ici sera dérobé au temps que je dois à jésus-Hostie... Il n'y a pas à hésiter : je vais faire une pratique de plus : je vais où l'obéissance m'appelle ; tant pis pour mon ouvrage ; ce n'est pas le moment de le mettre en ordre ! »

Et, se disant cela, la chère petite sœur sortit de sa cellule, non sans avoir jeté un dernier coup d'œil navré sur cette chambre en désordre et, sans doute, après avoir offert à Dieu l'humiliation qui lui en reviendrait si la Révérende Mère Abbesse venait visiter sa cellule en son absence, ignorant que deux fois l'obéissance l'avait fait sortir de chez elle sans lui permettre d'y remettre tout en ordre. Germaine descendit donc au chœur sans avoir fait un seul mouvement pour satisfaire son goût de l'ordre. Ce goût paraissait cependant bien légitime en telle circonstance, mais, captive de l'obéissance, Germaine était enchaînée à tous ses vouloirs, elle s'y livrait pieds et mains liés.

Notre-Seigneur fut content de sa petite servante, et il nous est doux de supposer qu' Il dut alors commander à ses anges de s'approcher de Germaine et de la servir. Ce qu'il y a de certain, c'est que, pendant l'office des Complies, il se passa dans la cellule de Germaine quelque chose de fort extraordinaire. Lorsque la chère postulante remonta chez elle après les exercices du soir, elle trouva la cellule admirablement en ordre... tout y était rangé de main... inconnue, et si bien même que Germaine se demanda où étaient passées les pièces de lingerie qu'elle avait laissées tout éparpillées de côté et d'autre.

Trop humble pour se douter du prodige qui venait de s'opérer, Germaine rougit de confusion et se dit en elle-même : « Mes Révérendes Mères sont venues, elles ont trouvé tout en désordre, et pour me faire la leçon, elles ont tout rangé dans ma cellule et peut-être même ont-elles emporté les chemises ».

Elle ouvrit sa petite armoire : mais rien de ce qu'elle cherchait ne s'y trouvait... elle allait se coucher lorsqu'elle se sentit inspirée d'ouvrir sa malle. Elle y vit les chemises pliées et rangées dans un ordre parfait ; tout était arrangé à l'avenant, et l'aiguille même de la douce ouvrière, qu'elle était sûre d'avoir laissée piquée dans son travail inachevé, en avait été retirée et avait dû retourner à la pelote avec les autres aiguilles.

Germaine, confondue, ne dormit pas de la moitié de la nuit : « Mon Dieu, se disait-elle, mes bonnes Mères ne vont pas être contentes... que vais-je leur dire ?... » L'idée d'avoir peiné ses Supérieures, n'était-ce que par un manque d'ordre, désolait la chère enfant... Le lendemain, dans la matinée, j'entrai chez elle pour lui faire une commission pressante. À peine eus-je fini d'expliquer le motif de ma visite, que Germaine se jeta à genoux, s'accusa de désordre et se fondit en excuses au sujet de la peine que j'avais dû me donner pour ranger sa cellule, etc.

Je ne savais pas seulement de quoi il s'agissait et j'assurai Germaine que je n'avais pas mis les pieds chez elle de deux jours. Je la questionnai, je voulus éclaircir l'affaire, je me rendis parfaitement compte que personne n'avait pénétré chez l'humble Germaine dans la soirée de la veille. Tout le monde avait assisté aux Complies et depuis la collation jusqu'à huit heures, moment auquel Germaine était remontée chez elle, les cellules et leur long corridor avaient été complètement déserts. je le savais pertinemment, et je me vis en face d'un fait inexplicable récompensant l'obéissance de ma chère enfant. Connaissant sa candeur et sa simplicité extraordinaire, je lui dis simplement : « Croyez-vous aux saintes Écritures ? » - « Oui, ma Mère ». - « Eh bien ! Il y est dit que l'obéissant racontera des victoires ! Il n'y a rien de bien extraordinaire », ajoutai-je comme pour cacher mon émotion, et, après lui avoir recommandé de raconter à notre Très Révérende Mère Abbesse ce qui s'était passé, je sortis brusquement et allai la première avertir Notre Très Révérende Mère de ce que Germaine avait à lui dire. Toutes deux nous constatâmes parfaitement que personne n'avait pu s'introduire chez Germaine entre six et huit heures de la soirée de la veille, et, du reste, n'eussions-nous pu le constater d'une façon incontestable, nous n'en n'aurions pas moins gardé la certitude morale, car un ancien usage, que nous n'avons jamais vu enfreindre, défend absolument aux religieuses d'entrer dans les cellules les unes des autres. Seules, les Mères Abbesse et Maîtresse ont la latitude d'y entrer en tout temps. Or, en ce soir du 19 octobre, la Très Révérende Mère et moi ne nous étions pas quittées ; appelées ensemble au parloir, nous en étions sorties pour aller assister aux exercices du chœur où toute la Communauté avait été réunie jusqu'au signal de la retraite dans les cellules.

Cependant Germaine vint trouver notre Très Révérende Mère, et, lui exposant ses alarmes de la nuit précédente, elle lui rendit compte de tout. Notre Révérende Mère lui demanda en souriant si elle avait un ange gardien. - « Oui, ma Très Révérende Mère », répondit naïvement Germaine. - « Alors ne vous étonnez pas, reprit notre bonne Mère, c'est votre ange qui vous a rendu ce charitable office ; ce n'est pas pour rien que Dieu vous a confiée à sa garde !! »

Germaine ne s'émut point de cet événement extraordinaire et continua paisiblement son héroïque petit train de vie, gardant bien pour elle son secret.

Lorsque Germaine eut disparu d'au milieu de ses sœurs, je leur racontai de quelle façon mystérieuse Dieu s'était plu à récompenser sa fidélité et son exactitude. Depuis ce temps, les novices appellent la cellule de l'angélique enfant : la cellule rangée par les anges !!

Vers la fin d'octobre, la Communauté fut appelée à statuer sur l'admission de Germaine aux saintes joie de la vêture. Il n'y eut qu'une voix dans l'assemblée capitulaire pour faire l'éloge de cette incomparable postulante, à laquelle il était impossible de reconnaître non pas un défaut, mais seulement une imperfection. Dans son humilité profonde, Germaine n'en pensait pas ainsi et tandis que Mères et Sœurs la recevaient à l'unanimité des votes, la douce élue se fondait en prières aux pieds de Notre-Dame du Saint-Rosaire, la suppliant de jeter le manteau de sa miséricorde sur son indignité et de lui accorder la grâce du saint Habit... Ce fut donc devant la statue de la Très Sainte Vierge que nous fûmes trouver sa chère enfant pour lui apprendre l'heureuse nouvelle de son admission…

Introduite dans la salle capitulaire, Germaine émue et radieuse remercia la Très Révérende Mère Abbesse et la Communauté en des termes si humbles et si reconnaissants que nous en fûmes toutes fort émues... Si elle était ravie d'entrer dans nos rangs, nous étions encore plus ravies de l'y admettre ; aussi fût-ce de tout cœur que nous entonnâmes le chant joyeux du Laudate en nous rendant au chœur en procession... Tout était joie au Monastère à la réception de cette jeune vierge... Hélas ! Neuf mois après, nous devions suivre processionnellement encore le même parcours des cloîtres à la suite du cercueil de Germaine, versant autant de larmes à son départ que nous avions donné de sourires à son entrée... Neuf mois devaient suffire à cette jeune fille pour devenir une des plus parfaites religieuses que le cloître ait jamais possédées.

Dans la conférence du soir, comme on félicitait Germaine de son admission à la vêture et du grand pas qu'elle allait faire dans la voie royale de la croix, elle répondit à l'affection de toutes nos âmes par un de ces mots charmants dont elle avait le secret : « Ma chère Mère, me dit-elle en désignant d'un tendre geste la Communauté réunie, voilà ma famille maintenant ; ma famille, ma vraie famille… » et, une main posée sur son cœur, l'autre étendue vers ces compagnes vierges qu'elle devait tant chérir, tant édifier, j'oserais dire tant honorer, elle répétait comme en extase d'amour et de reconnaissance : Ma famille !! voilà ma famille... C'est trop de bonheur... et des larmes silencieuses coulaient de ses yeux, larmes de joie, de joie inénarrable, qui, mieux encore que des paroles, nous disaient : je suis l'enfant du Monastère : vous êtes à moi... je suis à vous, nous sommes toutes à Jésus !!... La chère admise voulut me voir longuement au soir de ce beau jour : elle m'entretint en particulier une heure entière... Ce fut une heure d'amour céleste. Elle se fondait de reconnaissance envers le Dieu bon qui l'appelait à l'honneur de l'union divine ; elle voulait être à Lui sans partage ; rien ne l'effrayait dans cette nouvelle voie que lui ouvrait la vocation séraphique... Être à jésus, porter les livrées de l'Ordre de Sainte Claire, être une vraie, parfaite religieuse, quel bonheur pour son âme ravie ! Et tout cela, elle le pensait, elle le disait avec ce calme extraordinaire qui était une de ses plus grandes beautés morales et elle y mêlait une telle simplicité, une telle candeur, qu'en pénétrant dans cette âme, qui s'ouvrait à nous si ingénument, nous nous disions dans le secret de notre cœur : Telle est bien la vierge sage et prudente à laquelle le divin Époux fait entendre l'appel du sacré Cantique, veni, sponsa Christi... veni...veni…

Redoublant d'énergie dans la lutte contre elle-même, Germaine sembla entrer alors dans une nouvelle phase ; de jour en jour elle se transformait. Ce n'était plus la petite pensionnaire de Nazareth, ni même la postulante des premiers jours ; c'était déjà une religieuse à laquelle quelques mois avaient suffi, pour comprendre les grandes lois de l'Agendo contra ; et ces lois austères qui avaient tant étonné sa douce nature dans les débuts, aujourd'hui elle les observait, non pas seulement énergiquement, mais presque cruellement contre elle-même…

Elle n'accordait plus rien à la nature... J'étais souvent émue de pitié à la vue de ces sacrifices qui s'accomplissaient à l'intime de son cœur, ce cœur qu'elle déchirait à coups de croix... et ces combats mystérieux n'échappaient pas à l'œil observateur de ses Mères. « Assez ! » lui dis-je, un jour qu'en ma présence, je lui voyais accomplir un acte héroïque et que je souffrais pour elle de la violence qu'elle devait imposer à son cœur... - -Je vous en prie, ma Mère, laissez-moi continuer », reprit-elle énergiquement. - « C'est trop » lui dis-je. - « Ce n'est pas trop, répondit-elle, car c'est tout simplement notre sainte Règle que je suis ». Et elle me cita le passage de nos saints règlements qu'elle suivait à la lettre, puis elle ajouta : « Ne dois-je pas commencer à suivre pleinement ma Règle ?... » - « Si, lui répondis-je, mais laissez-vous guider par l'obéissance, et faites pour elle le sacrifice de vos sacrifices ». À ce mot d'obéissance, Germaine rendit les armes et je lui fis doucement comprendre que la prudence imposait parfois aux Supérieures d'apporter quelques adoucissements aux lois de l'Agendo contra, en faveur des petites postulantes qu'on habitue petit à petit aux rigoureuses exigences de la sainte Règle…

Cependant, je le sentais intérieurement, les demi-mesures n'étaient pas faites pour notre généreuse enfant et ce n'était pas petit à petit qu'elle brisait son cœur aux pieds de l'adorable Maître !… C'était par bonds d'amour qu'elle montait au Calvaire... et, contrainte par l'obéissance à renoncer à certaines austérités de la Règle que ne lui permettait pas son âge, il allait devenir nécessaire à son amour de donner libre cours à sa générosité dans la pratique du renoncement intérieur et dans le mystérieux anéantissement de la vie d'immolation... Son style même se ressent de sa mâle énergie... elle, autrefois si longue, si tendre dans ses lettres à sa famille, elle brise presque sa plume et, comme retenue par la jalousie du divin Époux, elle ne s'accorde plus que rarement le doux bonheur de correspondre avec ceux qu'elle aime. Et encore ses lettres espacées sont frappées au coin de je ne sais quelle austérité de langage qui les rend délicieusement étranges... Elle écrit à son père et à son oncle pour leur apprendre que « bientôt Germaine n'existera plus et qu'à sa place, la fiancée du Christ ne vivra que pour son Dieu : aussi, qu'on ne compte plus avoir de ses nouvelles de longtemps... elle s'enterre dans son cloître aimé ; cependant, elle aime toujours plus son père, ses frères et ses sœurs… » mais, on le sent, ces grandes affections s'affinent et s'élèvent : Germaine n'aime pas moins : elle aime mieux et peut-être un secret pressentiment lui dit qu'il faut habituer les siens à la voir disparaître maintenant dans la solitude du cloître et bientôt dans le mystère de l'Éternité…

Cependant, Marie de Saint-Germain, la tendre sœur aînée, ne tarde pas à s'apercevoir du silence de sa petite sœur chérie... Quelque habituée qu'elle soit aux exigences de la perfection religieuse qu'elle « conçoit », elle laisse percer son désappointement de ne plus voir arriver de longues missives à la douce signature de : Germaine… Écoutons un de ses gémissements fraternels :

« ... Ma chère petite sœur, permets-moi de te dire que tes lettres se font rares ; et moi qui aime tant à te lire ! Mais je conçois ton silence, je l'excuse par conséquent ; c'est un sacrifice que j'offre volontiers au Ciel pour toi, oui, pour toi, ma chérie : je voudrais tant avoir une sœur Clarisse. Cependant, je ne suis pas sans inquiétude à ton sujet : le froid est précoce cette année, rigoureux déjà, et je me demande avec anxiété si la pauvre jambe de ma chérie ne se ressent pas trop de la rigide observance de Sainte Claire. Hier, fête de tous les Saints, nombreuses et ferventes ont été mes prières pour toi. Confiante en la protection de tant d'intercesseurs, je me suis senti le cœur plein d'espérance. Parmi les phalanges d'élus, j'aimais à me représenter notre chère maman ; ah ! Dis-le moi, n'a-t-elle pas assez souffert pour mériter une couronne ? Et si elle a la puissance, elle a aussi l'amour ; elle a donc prié pour nous. Et notre cher Louis, et nos petits frères qui depuis longtemps déjà grossissent la milice des anges, en faveur de qui auraient-ils employé leur crédit, sinon à plaider notre cause ? Ah ! Je t'assure, ma chère Germaine, que je compte sur eux pour bien des choses, car il me semble que le bon Dieu ne refusera rien à leurs demandes. Je compte aussi sur tes prières, ma chère sœur, tu sais si j'en ai besoin et de plus en plus… »

Ici, Marie de Saint-Germain, qui déjà « conçoit le silence » de sa Clarisse et a deviné quelque chose de sa grande vertu, choisit sa petite sœur pour confidente et verse son cœur dans le sien ; cet épanchement intime dont nous ne pouvons trahir le secret fait couler les larmes de Germaine et nous, qui savons jusqu'où elle a aimé les siens, nous pouvons affirmer que toutes leurs peines étaient les siennes et qu'elles l'atteignaient en plein cœur. Germaine répond donc par des paroles de douce sympathie à la lettre de sa chère sœur, mais elle semble lui faire comprendre que c'est surtout dans la prière qu'elle lui sera utile et, à part quelques tendres effusions que traduit sa plume, elle se renferme dans ce profond silence qui est devenu son élément. C'est ainsi que le 17 novembre, elle écrit à sa bien-aimée sœur Marie de Saint-Germain et lui annonce brièvement que le 21 elle sera présentée à l'Époux des âmes à la suite de Marie enfant. Elle dit simplement à sa sœur « qu'elle ne peut pas dire sa joie, qu'elle se recommande bien à ses prières et lui demande sa Communion du jour de la Présentation ».

Elle traite quelques questions intimes et après avoir assuré Marie de Saint-Germain qu'elle l'aime toujours dans les saints Cœurs de jésus et de Marie, elle termine sa lettre par ce post-scriptum qui témoigne de son grand amour pour la sainte pauvreté :

P.-S. - « Tu chercheras sans doute une image pour me l'envoyer, ce n'est pas la peine ; cela ne ferait que m'embarrasser : une Clarisse ne doit rien posséder. Accepte celle que je t'envoie, les deux autres sont pour nos petites sœurs ».

Quant aux amis de la famille qui se plaignaient de ne rien recevoir de la jeune postulante, Germaine ne se troublait nullement de leurs récriminations. On l'accusait d'indifférence et d'ingratitude, on réclamait une lettre. Germaine souriait, et, ne se sentant ni indifférente, ni ingrate, elle demeurait paisible au pied de son Crucifix et elle y redisait la devise de son séraphique Père : Mon Dieu et mon Tout ! Dieu seul ! Dieu tout seul !

Parfois je lui disais qu'elle pouvait user de la permission d'écrire, qu'il le faudrait presque... mais Germaine s'obstinait respectueusement à nous dire qu'elle voulait vivre en religieuse complètement séparée du monde, faisant à Dieu tous les sacrifices qu'il lui demandait et renonçant aux joies les plus légitimes. Si l'obéissance ne fût intervenue, elle se serait peut-être affranchie de toute correspondance avec sa famille : le besoin de s'effacer et de disparaître lui devenait une seconde nature, et, cependant, que les siens se rassurent : jamais, peut-être, elle ne les avait tant aimés : mais c'était en Dieu qu'elle les comblait d'amour filial et fraternel.

N'est-ce pas le cas de rappeler ici la parole de Lacordaire : « Plus les âmes s'aiment, plus leur langage est court !!... »

 

Notes

 

1. Ps. 118.

2. Journal du noviciat, 1896.

(3). Extrait d'une revue religieuse.

(4). « Courage, bon serviteur, parce que vous avez été fidèle dans les petites choses, entrez dans la joie de votre Maître ». (Liturgie).

 


 

 

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